jeudi 25 avril 2024

Un autre séminaire consacré aux fumets de poissons (suite et fin... j'espère)

Hier lors de notre séminaire de gastronomie moléculaire nous avons voulu terminer l'étude des fumets de poisson et,  notamment, nous avons le voulu savoir s'il était exact que le dégorgement des poissons contribuer à éviter de l'amertume. Nous avons également cherché à savoir s'il était utile d'enlever les yeux et les ouïes, qui, également, auraient -j'insiste : auraient- donné de l'amertume. 

Nous avions déjà fait un séminaire de ce type-là en septembre 2024 et nous avions vu très peu de différence entre les fumets de merlan et les fumets  de truite. Mieux encore, nous avions observé que les fumets de poisson entier avaient plus de goût, étaient plus intéressants que des fumets avec des déchets non broyés et qu'aucune amertume n'apparaissait dans aucun cas. 

D'ailleurs il faut signaler que ce séminaire là faisait également suite à un autre séminaire plus ancien où nous avions montré qu'une cuisson de  40 minute ne donnait pas d'amertume, contrairement à ce qui a été souvent prétendu, mais faisait des fumets meilleurs que ceux qui étaient cuits 20 minutes seulement. 

 

Bref il nous restait simplement à tester l'idée du dégorgement, ainsi que celle des yeux et des ouïes. 

 
Certes, quand on mange de la truite par exemple et que du sang est resté contre l'arête centrale, il y a de l'amertume à cet endroit-là mais il y en a-t-il dans le fumet ? Nous avons donc commencé par comparer deux fumets produits dans des conditions aussi identiques que possible mais l'un avec des déchets de truite qui avait dégorgé pendant plus d'une heure et l'autre à partir des déchets analogues qui n'avaient pas dégorgé. Disons le rapidement : il n'y a pas eu de différence et il n'y a pas eu d'amertume. Le dégorgement est inutile. 

 

Puis nous avons comparé, cette fois pour des déchets (arête et tête) de merlan, un fumet avec des déchets dégorgés sans yeux ni ouïes, et un autre fumet  avec des déchets dégorgés en conservant yeux et ouïes.  
Cette fois-ci encore, nous n'avons pas observé de différence entre les deux fumets et nous n'avons pas observé d'amertume. Il est donc inutile d'enlever les yeux et les ouïes. 

 Nous avons enchaîné en comparant un fumet de merlan (dégorgé, sans yeux ni ouïes) avec un fumet avec beaucoup de déchets et là,  nous avons vu une vraie différence d'odeur et de goût. 

Nous avons terminé avec beaucoup de déchets de truite d'un côté ou beaucoup de déchets de merlan de l'autre: même avec dégorgement dans les deux cas, une différence de goût a été perçue et nous avons reconnu le goût de truite d'un côté et le goût de merlan de l'autre. 

Avec de la sole, il y avait très peu de goût, de sorte que je me demande si l'utilisation de poisson blanc pour faire des fumets, tella la sole,  n'a pas pour but d'avoir des fumets un peu passe-partout pour faire des sauces avec tous les poissons, tout comme on utilise du veau pour des fonds passe partout. 

Mais quel dommage en tout cas de produire des liquides sans goût !

Questions de meringue

 
La question revient souvent : "Je rate mes meringues ; comment faire ?". La réponse est toujours la même : utilisons ce que nous avons entre les deux oreilles, au lieu de suivre aveuglément des prescriptions dont on n'a pas de raison de croire à la fiabilité ! 

Plus en détail, maintenant. Commençons, comme toujours, par l'objectif. Que visons-nous ? La production de meringues. Qu'est-ce qu'une meringue ? Il en existe plusieurs sortes, entre la mousse solide, et la mousse semi solide et semi liquide, mais, dans les deux cas, une coque dure enferme un système foisonné. 

La "recette" fait état d'un blanc d'oeuf que l'on bat en neige et que l'on sucre : il faut donc interpréter que l'ajout de sucre, dans le blanc en neige, conduit à la dissolution du sucre dans la phase aqueuse de la mousse obtenue par battage des blancs. Soit donc une solution sucrée que l'on cuit. Comment se transforme-t-elle ? Tout dépend de la température ! Si l'on chauffe à température bien supérieure à 140 °C, le sucre caramélise, et la préparation brunit, tandis qu'une croûte se forme, enfermant la mousse, protégée de la chaleur (à l'intérieur de la croûte, la température reste de 100 °C). En revanche, entre 100 °C et 140 °C, la couleur reste blanche, mais une croûte se forme encore. Et, à moins de 100 °C, la mousse sèche progressivement. Le dernier cas n'est pas bon, parce qu'une mousse est un système instable, avec les bulles d'air, moins denses que le sirop où elles sont dispersées, qui remontent, tandis que le sirop draine : la mousse s'effondre. 

En revanche, avec les deux premiers cas, non seulement la coque dure qui se forme par évaporation de l'eau superficielle stabilise la mousse interne, mais, de surcroît, l'eau évaporée fait gonfler la préparation. Cette dernier doit être aussi stable que possible. Comment ? Il faut bien battre les blancs en neige, afin que les bulles soient très petites, et que les forces de tension superficielle soient aussi grandes que possibles. 

Et il faut sucrer très abondamment, afin que le sucre augmente la viscosité de la phase aqueuse : non seulement l'eau drainera moins vite, mais surtout, lors du battage, les bulles seront bien plus petites, en raison des effets de cisaillement accru. Cette fois, nous y sommes : on part d'un blanc d'oeuf, on le bat en neige ferme ; puis on ajoute beaucoup de sucre et l'on bat encore longtemps, jusqu'à ce que la masse soit lisse (plus de grains de sucre non dissous) et très ferme, au point que les pales du batteur électrique aient du mal à tourner ; on enfourne à 130 °C pendant 20 minutes, afin de faire une coque (le temps dépend de l'épaisseur voulue pour la coque), et on réduit la température du four à 100 °C, pour cuire un temps qui dépend des meringues voulues (une heure pour avoir un intérieur mou, deux heures pour un intérieur dur, environ). 

Simple et inratable, non ?

mercredi 24 avril 2024

Professer, ou enseigner ?

 
On se souvient que, dans des billets précédents, j'ai proposé de revenir sur le mot « enseignement », auquel je propose de remplacer "apprentissage". Non pas apprentissage au sens légal de ces périodes d'alternance, mais apprentissage au sens de Johann Wolfgang Goethe, celui du jeune Werther, la connotation romantique en moins (ou pas, mais cela est une autre affaire). 

Bref, je soutiens que la vraie question de l'instruction (plutôt que l'éducation) est moins d'enseigner pour les professeurs que d'apprendre pour les étudiants. 

 

Ce renouvellement de la question éducative pose donc la question des enseignants et des professeurs. Quelle différence ? Dans un autre billet, j'ai discuté la question des "enseignants", terme un peu barbare qui fut introduit pour des raisons idéologiques. Pourquoi le terme est-il barbare ? Pensons à "apprenants", "soignants", et pourquoi pas "recherchants", tant qu'on y est à parler comme des cochons. 

Pourquoi le mot est-il idéologique ? Parce qu'il fut introduit pour ne faire qu'un corps, qui aurait gommé les différences entre les instituteurs, les professeurs des écoles, les maîtres, mais aussi les maîtres de conférences, les professeurs d'université. Une sorte d'utopie égalitariste idiote, qui prétend que les mots suffisent à nier les faits. 

Ici, au contraire de ce mouvement de nivellement, je propose de bien distinguer, car il est juste d'observer que c'est la distinction qui permet l'analyse fine, et l'efficacité : quel travail ferait un ébéniste qui confondrait marteau et tournevis, cheville et mortaise ? Si les termes techniques se sont multipliés, dans les métiers, c'est parce que les divers objets ont des fonctions tout à fait spécifiques. Et même si l'être humain n'est pas un ustensile (ce que dit justement Confucius), nous voyons bien qu'il y a des différences de compétences. Les diplômes reconnaissent ces dernières, et les diverses dénominations visaient, et visent encore, à mieux comprendre qui fait quoi, notamment dans l'éducation.

 Voyons donc en quoi des professeurs ne sont pas seulement des enseignants. Professer, c'est étymologiquement "dire devant", c'est-à-dire exposer des valeurs, alors que l'enseignant se contente d'essayer de transmettre des données techniques. Surtout au XXIe siècle, alors que nous disposons d'Internet et de cours en ligne à foison, il est devenu complètement obsolète de chercher à transmettre des données techniques, que, de toute façon, nous ne pouvons pas transmettre, et que seuls les étudiants peuvent obtenir. Nous ne pouvons faire qu'une chose : donner aux étudiants l'envie d'apprendre. Cette envie se replace dans un cadre, un cadre de valeurs, et professer devient une manière de faire un acte de foi. Pas un acte de foi religieuse, bien sûr, mais un acte de foi quand même : en sciences de la nature, nous avons foi dans l'hypothèse selon laquelle le monde est écrit en langage mathématique. C'est là une vraie valeur, et un émerveillement permanent de voir que les équations collent si bien au réel. Mais il y a aussi l'extraordinaire capacité prédictive des théories, et ce bonheur de repousser chaque jour les frontières de l'inconnu. Bref, professer, c'est notamment faire état d'un émerveillement. 

Dans un autre billet, je discutais d'ailleurs la question de l'enchantement ou de désenchantement du monde et je montrais que la science, au lieu de désenchanter le monde, l'enchantait bien plus que tout autre activité humaine. Cet enchantement est sans doute le fondement du travail du professeur. Il y a quelques années, je proposais de structurer les cours en : données, méthodes, notions et concepts, anecdotes, et valeur. Aujourd'hui, je crains de m'être un peu trompé : j'avais pris les choses à l'envers, et je crois plutôt qu'il faut d'abord exposer des valeurs, c'est-à-dire les motifs, les raisons, pour ensuite être convaincu qu'il devient intéressant de s'intéresser aux concept, notions, méthodes, et, finalement, aux données. Au fond, puisque les étudiants 2.0 n'ont plus besoin des enseignants, il reste un besoin de professeurs, et, si l'on regarde bien, si l'on écoute ceux qui ont eu de bons professeurs, on entend toujours la même chose, à savoir qu'ils leur sont reconnaissants de leur avoir transmis des valeurs. 

Pour ce qui me concerne, ces valeurs sont inscrites sur le mur de mon laboratoire, mais elles sont aussi données en ligne dans de de nouveaux documents, et je crois que je ne peux rougir d'aucune d'entre elles. Je ne crois pas inutile de les transmettre, et peut-être même de les discuter, car si nous sommes honnêtes, économique et intellectuellement, alors aucune question n'est gênante. 

Par exemple, ce matin, un correspondant m'interrogeait sur la cuisine note à note, sur la cuisine moléculaire, sur la gastronomie moléculaire. Dans ses questions, il y en avait sur les OGM et les relations avec la gastronomie moléculaire. Je lui ai répondu que je ne répondrai pas à sa question, car c'est le seul moyen de perdre des amis et de ne convaincre personne. Ce matin donc, il me disait si la question était gênante, il pouvait la laisser tomber. Au contraire ! Il faut qu'il garde la réponse que je lui ai faite, car cette dernière n'est pas une absence de réponse ; c'est, au contraire, la vraie réponse qu'il fallait donner ! Je ne suis absolument pas gêné par sa question, et j'ai répondu comme je devais le faire : aussi intelligemment que possible. 

D'ailleurs, pour mieux expliquer ma position, et pour expliquer pourquoi ma réponse était "pédagogique", je propose de rappeler que mes enfants, tout jeunes, étaient toujours furieux que je réponde "le cassis" quand ils me demandaient si je préférais la fraise ou la groseille. Je maintiens que c'était la meilleure réponse à donner. La question qu'ils posaient n'était pas gênante... mais elle était inappropriée. 

Et je termine ce billet sur cette observation : et si certaines questions étaient déplacées ? Et comment catégoriser ces questions déplacées ?

mardi 23 avril 2024

C'est une oxydation, certes, mais enzymatique

Des végétaux qui brunissent quand on les coupe ? Oui, la pomme brunit, ou l'avocat, ou la banane... En réalité, l'effet a lieu avec tous, à des degrés divers, parce que les cellules végétales contiennent des polyphénols, et aussi, dans des compartiments séparés, des enzymes nommées "polyphénol oxydases" (désolé pour le nom, vous avez le choix entre cela ou PPO, ou EC 1.14.18.1). Couper un fruit ou un légume, c'est mélanger les polyphénols et les enzymes, ce qui conduit au brunissement, comme l'observe une correspondante : 

Lorsque je prépare des rushtis ( pomme de terre râpés avec des œufs) très vite ce mélange s'oxyde. Avez vous une idée pour éviter cette couleur peu appétissante ?

Comment prévenir l'effet ? Des embryons de réponse sont donnés par les cuisiniers, qui ajoutent un demi citron dans l'eau de lavage... et j'ai proposé il y a longtemps que les cuisiniers fassent plus raisonnablement usage d'acide ascorbique, parce que ce composé... qui n'est autre que la vitamine C, est efficace. 

Mais j'ai dit ailleurs, également, qu'il y avait des réticences : http://www.agroparistech.fr/Comment-eviter-que-le-jus-de-pomme-ne-brunisse.html Ici, il faudrait s'interroger : pourquoi le public veut-il des vitamines, et les refuse-t-il quand on lui propose d'en ajouter ? Progressivement, je comprends que la question est mal posée : d'une part, il y des personnes qui veulent des vitamines, et d'autres qui pensent qu'avec le régime alimentaire qu'elles ont, elles ne sont pas en carences vitaminiques. D'autre part, il y a des personnes qui refusent des supplémentations en vitamines, et d'autres qui l'acceptent. Et puis, il y a tous ceux qui ne sont pas fixés, ou ne se sont pas posés la question, qui ont besoin d'information... d'où ce blog. Oui, surtout, je crois qu'il faut justement dire que nous (j'avais écrit "le public", mais j'en fais partie) avons besoin d'informations fiables, alors même que les enquêtes récentes montrent que nous ne faisons plus confiance à la presse, ni au politique, ni même aux agences d'état... et ces doutes sont justifiées, car certains nous veulent nous faire tourner en bourrique, à nous faire manger dix fruits et légumes par jour, puis cinq, puis nous mettre des codes couleurs (condamnés justement par l'Académie d'agriculture de France), d'autres condamnent les viandes et les produits transformés à partir des viandes... en se fondant sur des chiffres de consommation des Américains, où, quand même, la prévalence de l'obésité est sans commune mesure. 

L'information essentielle, dans le cas qui nous intéresse ? La vitamine C est efficace pour bloquer la réaction de brunissement, et qui est d'ailleurs une réaction qui ne produit pas de nutriments favorables à la santé. Une vitamine bénéfique, donc, que l'industrie alimentaire utilise avec le nom de code E.300, imposé par la réglementation européenne. Et là, j'arrive sur un terrain miné, parce que, en écrivant que la vitamine C est efficace contre le brunissement, je pressens que certains vont penser que je suis "vendu" à l'industrie alimentaire, ou à l'industrie des additifs. Il y a des choses que l'on ne peut pas dire, politiquement incorrectes... mais quand elles sont justes, comment faire ? Ne pas donner de conseil, mais donner des faits ! Et c'est un fait que si les jus d'agrumes ne brunissent pas, c'est parce qu'ils contiennent beaucoup de vitamine C. C'est un fait que la vitamine C de synthèse est en tout points identiques à la vitamine C des fruits et légumes. C'est un fait que de la vitamine C que l'on ajoute à des préparations prévient le brunissement. C'est un fait que l'on ne risque rien à consommer trop de vitamine C (on pisse la vitamine C en excès). C'est un fait que prendre un citron pour prévenir le brunissement est à la fois économiquement, écologiquement et gustativement douteux : cela coûte un citron, qu'il aura fallu payer, qu'il aura fallu faire venir de loin, et qui donnera un goût de citron qui n'aura pas été souhaité. 

Bref, ayons de la vitamine C dans nos cuisines, à côté des épices, du sel, de l'huile, du vinaigre, du sucre...

La culture est une chance

 

Hier, alors que je faisais partie d'un jury de concours pour une grande école, j'ai mieux mesurer la chance inouïe que j'avais eu d'avoir été le fils de celui qui fut cet extraordinaire Bernard This (https://sites.google.com/view/bernardthis/accueil).
En effet, pour réussir dans une telle école, il faut se dépenser sans compter pour les matières théoriques qui sont enseignées. Mais pour se dépenser sans compter, il faut en avoir le goût.  C'est un peu ce que je cherchais à savoir en  interrogeant les candidats (puisqu'il s'agissait d'un oral de concours) : avaient-ils le goût des choses théoriques ? 

Je leur ai demandé quel était le dernier livre qu'ils avaient lu, le dernier film qu'ils avaient vu, quel objet intellectuel leur semblait merveilleux (j'avais donné des exemples pour ce qui me concerne),  et j'espérais qu'ils me diraient de l'admiration pour des choses intellectuelles.
 

Pour pour ce qui me concerne je me souviens parfaitement des éblouissements que j'ai eu alors que j'étais très enfant : l'eau de chaux qui se trouble quand on souffle dedans, une bougie qui s'éteint quand elle se trouve privée d'oxygène, les phénomènes extraordinaires montrés au Palais de la Découverte, le courant alternatif, le soulèvement considérable d'un fil que l'on met autour de l'équateur de la Terre et qu'on allonge de 20 cm. 
A peine plus tard, j'ai eu entre les mains des ouvrages merveilleux, le Paradoxe sur le comédien, l'Herbe rouge, la Dernière harde... Je dois tout cela à mon père indirectement car quand nous avons déménagé (j'avais un peu moins de 6 ans), dans le nouvel appartement, il avait construit une bibliothèque où il y avait aussitôt posé ses livres. Je vois encore la scène : il m'avait conduit devant et m'avait dit : "Tu vois, tu peux prendre n'importe quel livre sans me demander la permission". 

Quelle ouverture extraordinaire ! 

Mais il y avait aussi sa curiosité, pour la mythologie et l'étymologier. Cette dernière a été vraiment fondatrice pour moi parce que c'est une clé parfaite pour les sciences :  Lavoisier et bien d'autres ont répété à l'envi l'importance des mots en relation avec les concepts. 

Pour la mythologie, il s'agissait surtout de comprendre le fonctionnement de nos sociétés humaines et les relations de pouvoir qu'il fallait... démystifier : tel roi disait descendre d'Hercule pour légitimer un pouvoir qu'il avait confisqué indûment. 


Surtout, mon père nous donnait une pièce de monnaie quand nous lui posions une question à laquelle il ne savait pas répondre. La question de l'argent était secondaire et la récompense aurait pu être autre, mais c'est la dynamique du questionnement qui était essentielle,  et je ne dois pas m'étonner trop d'avoir été si passionné à la lecture de Platon quelques années plus tard, quand j'ai eu l'âge de 16 ans. 

Dans toutes ce relations, il  y avait un goût pour la chose intellectuelle,  pour la compréhension du fonctionnement du monde...

J'allais oublier l'essentiel d'ailleurs : il m'a offert une boîte de chimie alors que je n'avais que 6 ans et m'a laissé entièrement libre de l'utiliser : quelle confiance ! Mais surtout quelle chance pour moi : c'est ainsi que j'ai pu commencer mes propres expérimentations avant d'aller faire plus au Palais de la découverte, à ce merveilleux Palais de la découverte qui montre aussi bien les phénomènes ...  que nous devons montrer sans faute à tous les enfants afin de faire briller leurs yeux.

lundi 22 avril 2024

Méfions-nous des théories culinaires, même par les plus grands des chefs

Le livre signé par Paul Bocuse, La cuisine du marché, est intéressant a bien des égards, et notamment parce qu'il dit souvent bien les techniques employées. 

 En revanche, consultant la partie consacrée aux rôtis, je suis atterré par l'accumulation d'erreurs. Je n'aime guère toucher aux idoles, mais je pense surtout aux plus jeunes, aux apprenants, et si on peut leur éviter de gober des fadaises, c'est d'utilité publique. Voici donc le texte : 

 Les rôtis
Rôtir, griller ou sauter une pièce de boucherie, une volaille, un gibier, c'est cuire par concentration de la chaleur qui pénètre peu à peu vers le point central du morceau en traitement. Cette pénétration calorique refoule devant elle les sucs des substances et les emprisonne dans une enveloppe rissolée. Ce premier temps de l'opération de rôtissage est suivie d'un phénomène inverse qui constitue le second temps.
La pénétration calorique étant accomplie, la pièce est retirée de l'action directe de la chaleur nue (broche) ou rayonnante (four) et mise à reposer. Alors, les sucs emprisonnés et refoulés, qui étaient soumis à une forte compression, se libèrent et refluent lentement vers l'extérieur jusqu'à l'enveloppe rissolée. Ils s'insinuent dans les tissus, achèvent leur cuisson en leur communiquant une jolie couleur rosée.
L'enveloppe rissolée elle-même s'amollit légèrement, son épaisseur tend à disparaître pour ne devenir qu'une mince ligne brune qui cerne à peine et souligne la tranche de viande rouge ou blanche, de laquelle s'échappent des perles de jus grassouillet, rosé ou doré suivant la nature de la viande. 


Où sont les erreurs ? 

Rôtir, sauter, griller, ce n'est pas "cuire par concentration" : cette terminologie fautive a été supprimées des programmes ("référentiels") de l'Education nationale depuis plusieurs décennies. 

Et, de surcroît, le "calorique" n'existe pas : c'était une idée de physico-chimie fautive, introduite vers l'époque de la Révolution française ! 

Parler de chaleur ? Pourquoi pas : cela est maintenant clairement défini par la thermodynamique... mais il ne peut pas exister de "concentration de la chaleur". Pourquoi évoquer une notion que l'on ne maîtrise pas ? Pour être simple et juste, il suffirait de dire que, quand on chauffe la pièce, elle s'échauffe par "conduction", avec une température à coeur qui augmente progressivement, l'échauffement à coeur étant plus lent que sur les bords. 

Cet échauffement "refoulerait" les "sucs des substances" ? D'abord, il n'y a pas de place, au coeur de la viande, pour quoi que ce soit. Donc impossible de refouler quoi que ce soit. Et pour ceux qui ne restent pas convaincus, je les invite à s'interroger sur le fonctionnement des vérins hydrauliques ! 

D'ailleurs, lisons lentement : ce fameux calorique qui n'existe pas refoulerait quoi ? Les "sucs des substances" ? Savez-vous bien ce qu'est un "suc", d'une part, et, d'autre part, de quelles substances s'agit-il ? La phrase est incompréhensible, ou, plus exactement, elle est insensée. 

L'enveloppe rissolée, maintenant : le fait que de la fumée s'élève d'une viande qu'on rissole suffit  à démontrer que cette couche superficielle n'est pas imperméable, qu'elle n'emprisonne rien du tout. D'ailleurs, le mot "emprisonné" est connoté, sans raison : littérairement, cette phrase est mal conduite, en plus d'être erronée.
Ajoutons aussi que la cuisson de la partie externe produit la contraction de cette partie, ce qui a pour effet de faire sortir les jus des parties contractées : c'est ce liquide qui fait le brun (du jus dont l'eau a été évaporée) que l'on déglace ensuite.

Un phénomène inverse, qui serait le second temps ? Voyons le paragraphe suivant, pour comprendre ce dont il peut s'agir (l'inverse de quelque chose de faux pouvant être faux !). 

On nous parle de pénétration calorique "accomplie" : qu'est-ce que cela veut dire ? Accomplir, selon le dictionnaire, c'est mener à son terme. Mais qu'est-ce que peut être ce terme ? Que la température serait partout égale ? Certainement pas, puisque la viande d'un rôti, à coeur, reste rouge. Alors ? Alors cela n'a toujours pas de sens. 

On nous dit alors de retirer la  pièce de l'action directe de la chaleur nue ou rayonnante. Disons simplement que l'on arrête de chauffer, non ? Car stricto sensu, en bon français, on ne retir pas la pièce de l'action de la chaleur. 

La broche correspondrait à de la chaleur nue ? Ouille ! Le feu cuit par rayonnement. Et, dans un four, c'est bien le rayonnement qui cuit, à moins que ce soit par contact avec de l'air chaud, ce qui n'est donc pas rayonnant : tout faux, à nouveau ! 

Bon, on met la viande à reposer. Là, je comprends, même si ce n'est guère précis : combien de temps ? 

Les auteurs enchaînent en parlant à nouveau des sucs "emprisonnés et refoulés", dont nous avons vu qu'ils n'existent pas. La seule chose qui soit juste, c'est que les jus aient été évaporés dans la partie superficielle, mais pas dans la partie interne, et que la partie interne soit restée quasi crue, alors que la partie superficielle est "cuite" (coagulée).
Oui, les zones périphériques étaient contractées, comme dit plus haut, et oui, elles se détendent, de sorte qu'elles peuvent aspirer des jus du coeur.
Et comme, de plus, les fluides migrent souvent, en moyenne, des zones où ils sont abondants vers les zones sèches, les jus du coeur peuvent migrer vers l'extérieur, quand la viande se détend. 

Le mot "insinuer" est connoté, mais passons, et la question de la couleur pourrait être discutée, mais la faute est mineure. 

En revanche, quand la viande se détend, il n'y a pas ce perlage dont on nous parle : celui-ci se fait dans la première phase, et pas ensuite. 


Bref, c'est du charabia. Pourquoi un cuisinier qui n'est ni physicien ni chimiste, et l'auteur du livre (celle qui a tenu la plume), qui n'avait pas non plus les connaissances nécessaires, se sont-ils laissés aller à dire n'importe quoi ? Leur nom est entaché à jamais, en quelque sorte.

De la mousse de yaourt ? Facile !


Des étudiants me demandent de les aider à faire une mousse de yaourt. Ils sont allés en cuisine, ont fait des essais, et ne sont arrivés à rien. Mais, à l'analyse, ils s'y sont très mal pris... parce qu'ils n'ont que très superficiellement utilisé l'organe qu'ils ont entre les oreilles (j'espère) et, surtout, parce qu'ils manquaient de méthode : pour obtenir un tel résultat, il ne faut surtout pas aller en cuisine, mais faire un travail technologique... qui commence avec un tableau pour travailler de manière systématique. 

 

La question posée  ? Il est facile de remplir le tableau : comment faire une mousse de yaourt ? L'analyse la question : l'objectif est donc de faire une mousse de yaourt, mais, avant de nous demander comment faire, nous aurions intérêt à nous demander ce qu'est une mousse de yaourt, et pourquoi faire une telle mousse ! Dans mon cas, après avoir interrogé mes interlocuteurs, j'ai appris qu'un industriel leur avait posé la question... de sorte que leur répondre revenait à donner gratuitement de l'expertise à cet industriel. Pas d'accord, il n'a qu'à payer ! En réalité, on voit que je réponds... mais c'est parce que, agent de l'Etat, je veux montrer : 

- aux étudiants qu'il faut de la méthode 

- aux industriels, que la science est la base de l'innovation? 

Et je mets l'analyse en ligne afin que les concurrents de l'industriel l'aient également. 

Des mousses ? il y en a d'innombrables, avec des textures différentes, entre le blanc en neige, la crème fouettée, le sabayon, etc. Et s'il y a d'innombrables solutions, il est inutile que nous nous lancions tête baissée dans la construction d'une mousse particulière, sans savoir de précisions sur la "commande". La première chose à faire, pour un "bureau d'études" (puisque c'est bien de technologie dont il s'agit), c'est de bien demader aux commanditaires de préciser leur commande. Maintenant les étudiants des écoles d'ingénieur doivent savoir que le lait, le blé, le sucre, sont des fantasmes, en ce sens que le lait est d'abord fractionné, en eau, matière grasse, protéines sériques, caséines, etc., 

Le yaourt, de ce fait, est aujourd'hui composé à partir de ces fractions, de sorte que l'idée qui consisterait à foisonner un yaourt serait naïve, même si l'on a ajouté de la gélatine ou une des innombrables protéines foisonnantes qui sont à notre disposition. D'abord, le produit ne serait plus exactement une mousse de yaourt, mais une mousse au yaourt, ce qui nous ramène à la question de la mousse au chocolat et de la mousse de chocolat, le chocolat Chantilly, que j'ai discutée dans un autre billet. 

Faire foisonner du yaourt ? Il y a dans le yaourt tout ce qui est nécessaire pour y parvenir, mais le le problème est surtout de stabiliser la mousse formée, pas de la produire, comme on s'en aperçoit en battant de l'eau pure : on voit des bulles d'air s'introduire, mais elles ne tiennent pas, alors que le blanc d'oeuf, lui, accepte également les bulles d'air, mais les ne retient, parce que les protéines viennent entourer les bulles. Dans la crème fouettée, la matière grasse cristallise au froid, et, quand elle est en quantité suffisante, elle stabiliser la mousse. 

Toutefois, on peut aussi imaginer des systèmes où des composés forment un gel "chimique", bien plus stables que des gels physiques. Les possibilités sont innombrables... La question n'est donc pas de foisonner un yaourt, mais plutôt de stabiliser la mousse obtenue. Quels composés du yaourt stabiliseront-ils la mousse ? Et puis ne peut-on pas chercher à obtenir des "mousses de yaourts" à partir des fractions évoquées plus haut, mais en séparant les étapes et en prévoyant immédiatement la stabilisation ? 

Supposons que nous partions du petit lait des yaourts, c'est-à-dire de l'eau et des protéines et, plus précisément, de protéines sériques, qui peuvent coaguler. Alors la mousse obtenue pourra être passé au four à micro-ondes, de sorte que l'on déclenchera la coagulation et que la mousse sera stabilisée. Une autre façon consiste à reprendre l'idée de la crème fouettée, mais avec les composés du yaourt, c'est-à-dire essentiellement l'acide lactique obtenu à partir du lactose. 

On n'oublie pas que, historiquement, le yaourt a sans doute été une découverte de nos lointains ancêtres qui, n'ayant pas les gènes du métabolisme du lactose à l'âge adulte, étaient privés de la possibilité de consommer le lait, donc ont produit des yaourt, des fromages, etc. 

Ajoutons (en vrac : on se souvient que je ne suis pas là pour répondre à la question de l'industriel qui n'a rien payé) que l'acide lactique donne un petit goût acidulé et frais, qui est intéressant, mais évidemment ce n'est pas le seul composé à faire le goût des yaourts, car la fermentation par les deux micro-organismes essentiels utilisés pour faire les yaourts conduit à une série de produits, qui sont soit solubles dans l'eau, soit solubles dans l''huile, de sorte que l'on peut récupérer les deux fractions pour les ajouter à la préparation finale. 

Finalement on voit que l'on pourra faire mille mousses de yaourts, avec mille consistances différentes, et mille goût différents. Rien de tout cela n'est difficile, à condition d'avoir bien analysé la chose. Passons donc maintenant à la troisième ligne du tableau : la proposition de solution. Comme on a vu qu'une infinité de solutions étaient envisageables, nous sommes bien en peine de remplir cette ligne, sans indications supplémentaires. 

D'ailleurs, voici un conseil à mes jeunes amis : ne répondons pas aux questions mal posées. Au minimum, reformulons les questions pour les poser mieux, et répondons à des questions bien formulées. Vient enfin l'évaluation de la proposition trouvée. Pour ce qui me concerne, elle est faite : j'ai dénoncé un commanditaire qui a passé une mauvaise commande, ce qui est le cas dans nombre de discussions technologiques, et, surtout, j'ai montré le bon exemple à des étudiants. 

Mais il manque quand même de leur avoir signalé que la cuisine, c'est de la technique, de l'art, du lien social. En cuisine, le "bon", c'est le beau à manger... de sorte que nos jeunes amis devraient se rapprocher d'artistes, pour leur projet. Le pire serait qu'ils s'imaginent qu'ils vont être capables de faire "un bon goût" ! En architecture, rien n'est pire que les ingénieurs qui se prennent pour des architectes : il faut des artistes pour dessiner... et les ingénieurs seront là pour rendre les dessins possibles, comme cela a été le cas pour la Philharmonie, à Paris, récemment ! Moralité : avant de nous lancer, analysons correctement, méthodiquement, les questions qui nous sont adressées, et ayons suffisamment de culture (scientifique) pour y répondre. Sans quoi, nous ferons comme les étudiants qui m'avaient interrogé, à savoir produire un travail technique qui n'aboutit même pas, et qui, au mieux, est minable gustativement. Bref, j'invite tous mes jeunes amis à utiliser le tableau précédent avec excès !